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En matière foncière, il ne faut réformer qu’en tremblant ! Par Professeur Amsatou SOW SIDIBE

Le foncier nous tient en haleine. C’est parce que la terre est le seul refuge de l’humain durant sa vie et dans l’au delà, sa source nourricière, son espace d’identité culturel et cultuel. Le droit à la terre est un droit humain fondamental dont la jouissance ne doit souffrir d’aucune discrimination.  A ce propos depuis des dizaines d’années l’idée de réformer le droit foncier sénégalais est agitée. Il est important de revisiter les textes qui régissent le droit foncier au Sénégal et surtout de procéder à l’évaluation de leur application.

En 1964, le Président Léopold Sédar SENGHOR avait inspiré la loi n° 64-46 relative au domaine national qui, depuis lors, constitue la base juridique de la question foncière au Sénégal. De 1964 à 2024, soit 60 ans après, quelle évaluation faire de cette loi ? A-t-elle réussi ou non à protéger le droit fondamental à la terre ? A-t-elle une part de responsabilité dans le désordre observé dans la gestion foncière au Sénégal ? 

 A priori, nous magnifions l’esprit révolutionnaire de Senghor qui avait déjà compris que le développement socio-économique devait être endogène, c’est-à-dire partir de nous-même.

La loi de 1964 intègre aussi bien la tradition négro-africaine que le souci de développement économique du pays. Le Président SENGHOR affirmait qu’il s’agissait «de revenir du droit romain au droit négro-africain, de la conception bourgeoise de la propriété foncière à la conception socialiste qui est celle de l’Afrique Noire traditionnelle». Dans le même sillage, le Président Kéba MBAYE réfléchissant sur les caractères d’un régime domanial adapté au Sénégal est arrivé à une conclusion que nous partageons : il faut instituer, comme dans l’Afrique traditionnelle, le système de la propriété collective où la terre appartient à la communauté vivant sur le territoire et est gérée par une représentation de cette communauté dans l’intérêt de tous ceux qui veulent l’exploiter. L’option des pouvoirs publics sénégalais pour la réforme foncière de 1964 était largement justifiée par l’ambiguïté de la situation précédant la réforme. D’abord, avec l’introduction du système de l’immatriculation, une mentalité de propriétaires, de riches s’était développée chez les exploitants et chez certains maîtres de la terre qui se sont appropriés les terres soumises à leur gestion. Il s’en est suivi l’émergence d’une spéculation financière autour des terres et une dépossession des véritables usagers traditionnels de la terre. Ironie du sort, c’est cette même situation que revivent les populations encore aujourd’hui. Quelles actions immédiates mener face aux conflits fonciers ? 

En 1964, il n’était pas question de remettre en cause les immatriculations déjà faites, la propriété privée individuelle étant protégée par la constitution. D’ailleurs, un délai fut accordé aux occupants des terres non immatriculées et qui avaient réalisé une mise en valeur à caractère permanent. Ces occupants pouvaient faire immatriculer lesdites terres.  

 Toutes les autres terres non concernées par l’immatriculation, (ce qui correspondait à l’époque à environ 99% des terres), devraient faire l’objet d’un domaine national. Il ne s’agissait pas de déposséder les occupants effectifs de la terre, sauf dans des cas exceptionnels, par exemple dans l’hypothèse d’une mauvaise gestion. En revanche, aucun droit ne pouvait plus être reconnu à des personnes autres que celles qui exploitaient personnellement et matériellement les terres. Il s’agissait de consacrer la conception négro-africaine des droits sur la terre et de décoloniser les mentalités. Il s’agissait également d’assurer la promotion de la voie africaine du socialisme, en descendant des nuages idéologiques, aux réalités concrètes du terroir. La voie africaine du socialisme, «la raison opérant sur le réel », au Sénégal s’adaptait difficilement à la généralisation de la propriété individuelle absolue. 

 Bien entendu, les pouvoirs publics ont su allier les valeurs traditionnelles et les impératifs du développement du pays. La modernité s’est manifestée par la simplification du régime foncier. Les règles coutumières d’accès au sol ont été modifiées. Les chefs de terre traditionnels ont été remplacés par l’Etat qui devient le maître de la terre. Aucune transaction ne pouvait plus se faire sans l’intervention de l’Etat, ce qui permettait d’assurer une plus grande souplesse et une plus grande sécurité dans les transactions.  Ce pouvoir qui lui est accordé ne fait pas de l’Etat le propriétaire du domaine national. Il n’en est que le détenteur. (Article 2 de la loi de 1964 qui précise que l’Etat « détient les terres du domaine national en vue d’assurer leur utilisation et leur mise en valeur rationnelles, conformément aux plans de développement et aux programmes d’aménagement »).  La détention n’est pas la propriété.

 Le plan de développement établi par le Sénégal prévoyait une intervention importante de capitaux privés. Il fallait donc mettre sur pied un système de garanties, afin de faciliter les investissements. La loi de 1954 devait en outre permettre à l’Etat, exécuteur principal du plan de développement du Sénégal, de travailler sans être entravé dans ses projets de mise en valeur. Les exigences du développement nécessitaient la mise en valeur de la plus grande surface de terre possible pour le profit de l’ensemble de la Nation. Enfin, la loi de 1964 visait à assurer au paysan un niveau de vie plus élevé par l’augmentation de sa productivité. 

 La classification des terres du domaine national obéit à la logique de leur mise en valeur au profit des populations. Il s’agit des terres qui n’ont pas fait l’objet d’une immatriculation et celles qui n’appartiennent pas au domaine public de l’Etat. Les terres du domaine national sont classées en quatre catégories : celles des zones urbaines situées dans les territoires communaux, celles des zones classées à vocation forestière ou de protection ; les terres des zones de terroirs qui correspondent en principe, aux terres régulièrement exploitées pour l’habitat rural, la culture ou l’élevage ; enfin, les terres situées en zones pionnières qui sont réservées pour des mises en valeur prévues dans des plans d’aménagement ou de développement. Ces terres peuvent être affectées par l’Etat à des collectivités locales ou à des opérateurs. D’une manière générale, les conditions d’affectation et de désaffectation des terres du domaine national sont fixées par décret. Le premier critère, hérité du droit traditionnel négro-africain est l’appartenance à la collectivité. Ainsi, en zone urbaine, les terres sont affectées aux personnes domiciliées sur le territoire de la commune. Dans les terroirs, l’affectation peut être décidée en faveur soit d’un membre de la communauté rurale, soit de plusieurs membres groupés en association ou coopératives. Donc en principe, les étrangers, extérieurs à la collectivité, n’ont pas droit aux terres réservées à celles-ci. Pourtant, dans la pratique, il en va autrement. Beaucoup d’étrangers non-sénégalais et des Sénégalais étrangers à la communauté occupent des terres qui devraient revenir à celle-ci.

Le second critère de l’affectation des terres du domaine national est l’exigence d’une mise en valeur de celles-ci. La terre est concédée à ceux qui la travaillent personnellement et matériellement. Cette condition favorable au développement est une survivance de la conception négro-africaine qu’on retrouve dans le Mouridisme et qui accorde une place très importante au travail. L’objectif poursuivi par la loi sur le domaine national est essentiellement de réaliser l’aménagement du territoire, la construction et la mise en valeur des zones affectées à l’habitation, à la culture, à l’élevage, au boisement, etc. L’exigence d’une mise en valeur personnelle de la terre permet ainsi d’assurer la participation de la population à l’application des plans de développement. Elle devait également contribuer à fixer les paysans travailleurs sur leurs terres, évitant ainsi l’exode rural, facteur déstabilisant de l’économie.  Certaines catégories de terres peuvent faire l’objet d’une immatriculation exceptionnelle exclusivement par l’état, notamment en zone classées et en zones urbaines. Néanmoins l’essentiel des terres ne peut être immatriculé que pour des raisons d’utilité publique.

La loi de 1964 qui s’inspire de nos valeurs africaines est à la fois réfléchie et utile. Néanmoins sa mise en œuvre s’est révélée difficile.

Une première difficulté est liée à la multiplicité des textes relatifs à la question foncière et à leur défaut d’harmonisation. Outre la loi sur le domaine national et ses nombreux décrets d’application, il existe aussi le code sur le domaine de l’État et la loi sur la décentralisation. Il faudrait un code foncier qui rassemble tous ces textes et les organisent de façon harmonieuse. S’agissant de l’affectation des terres, elle ne s’est pas faite de façon démocratique. Beaucoup d’ayants droits n’en bénéficient pas. Les terres ont été distribuées sur des bases souvent subjectives fondées sur des communautés d’intérêts. Il semblerait également que l’Etat n’ait pas beaucoup hésité à immatriculer des terres en son nom, au point que le domaine privé de l’Etat a été considéré comme un « instrument d’étatisation progressive » et d’appropriation privative des terres. 

La précarité des titres d’occupation qui ne confère qu’un droit d’usage est une autre difficulté. En effet le droit d’usage n’est pas une garantie pour les fonds nécessaires à une exploitation rationnelle. Or, un investisseur avisé ne saurait s’engager sans s’assurer que la consistance du droit qu’il détient, lui garantit une durée minimum pour l’amortissement de sa mise. De même, un bailleur de fonds ne peut assurer le financement d’une activité que s’il peut asseoir sa garantie sur les droits de son partenaire.  Le droit à la terre est un droit fondamental de la personne humaine. Or, dans l’hypothèse d’une éventuelle privatisation du domaine national, une distribution inéquitable des terres est à craindre. Une telle situation, risquerait d’alimenter de graves frustrations et conflits. Le Salvador l’a appris à ses dépens, la privatisation y ayant été à l’origine d’une guerre civile. Au Sénégal, une privatisation des terres pourrait constituer une véritable bombe (Comme je le décrivais déjà dans mon article :  La question foncière aux feux de l’actualité- Qu’est devenue le Domaine National de Senghor ? publié en 1997 pour le Conseil Economique et Social). Elle menacerait la paix ce qui serait incompatible avec le développement économique. 

 Des Assises sur la question foncière avec l’implication de tous les acteurs est une condition sine qua non. La solution résulte d’un dialogue inclusif des acteurs (les populations, les experts, l’administration, etc.) pour une reforme réfléchie, une réforme adaptée aux aspirations de ses destinataires. Une option contraire risque de déboucher sur une réforme inadaptée donc inefficace. Le foncier est trop important, pour ne pas dire sensible, pour être seulement l’affaire de certaines personnes.

 La loi sur le domaine national appliquée de manière optimale, devrait être une solution au drame vécu par tous ceux qui sont sans terre. Maintenons la loi sur le domaine national en y apportant des améliorations. En matière foncière, il ne faut légiférer qu’en tremblant.  

 

Amsatou Sow Sidibé

Professeur agrégée des Facultés de Droit

Titulaire de classe exceptionnelle


Ancienne directrice de l’Institut des Droits de l’Homme et de la Paix (IDHP) UCAD

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