Waouuuuh ! Ainsi s’exclame, bluffé, tout lecteur de ce verbe éclectique encré par notre invité qui s’ancre dans les valeurs plusieurs fois séculaires des us et coutumes léguées par nos ancêtres. Education artistique, son entretien aura été un cours à la fois magistral et dirigé par la pertinence du propos mais aussi par l’humanisme de sa rêverie. C’est dire que son art, figuro-abstro, tel qu’il le définit, est loin du nihilisme éthylique, il transporte dans le réel d’un acquis épidermique qu’il souhaite picturaliser dans son aquarelle originale. Alioune Diagne, à la fois figuratif et abstrait, touche à l’essence pour concerner son spectateur qui n’est plus laissé dans l’expectative, mais est activé en tant que décortiqueur-déconstructeur, pour ne pas dire reconstructeur du produit artistique. Oups, pour ne pas trahir son design et sa philosophie, lisez-le, en allant derrière ses maux et entre ses lignes, pour le co-naître et avoir son art à portée de mots.
Présentez-vous à nos lecteurs !
Je m’appelle Alioune Diagne, je suis artiste-peintre né en 1985 au Sénégal qui travaille entre Dakar et la France. Je mène également des projets artistiques à l’international.
Comment êtes-vous entré dans l’art ? Etait-ce facile ?
Depuis tout petit, je dessinais déjà. A vrai dire, le dessin m’anime. En 2008, je suis entrée à l’Ecole des Beaux-Arts et ça m’a permis de faire évoluer mon art, d’apprendre de nombreuses techniques. J’ai rencontré d’autres artistes, je me suis confronté à leurs pratiques. J’ai, par la même occasion, découvert l’histoire de l’art. C’était une vraie chance parce que enfant, l’accès à la culture était vraiment restreint dans mon petit village. A 25 ans, je n’avais encore jamais visité de galerie encore moins de musée. De plus, je ne connaissais pas ce qu’est un artiste peintre ou plasticien. Pis, ma mère était contre l’idée que j’aille à l’école des arts. Elle, comme toutes les mamans, avait peur que je ne puisse pas en vivre et comme je suis l’aîné, pour elle, l’idéal était que je pense à la relève. C’est à la suite de deux échecs au bac qu’elle a finalement accepté que j’aille à l’Ecole nationale des arts, avec l’aide de mon beau-père.
Figuro-abstro, c’est quoi ce style ?
Suite à mes deux années de préparation à l’École nationale des arts et avec plusieurs recherches, j’ai eu besoin de créer ma propre signature artistique et j’ai travaillé à développer mon mouvement le figuro-abstro. Je me suis mis à composer mes toiles à partir de signes abstraits, des carrés, des ronds, qui sont les signes inconscients. Le mot figuro renvoie à la dimension figurative des scènes que je peins et l’abstro à la dimension abstraite de mon travail apportée par les signes. De la même manière que les post-impressionnistes, comme Georges Seurat ou Paul Signac, qui recomposent des images à partir de points colorées, je reconstitue une scène à partir de mes signes. Celui qui regarde mes tableaux est alors obligé de se rapprocher, de reculer et même plisser les yeux pour que peu à peu, le sujet se dévoile à lui. C’est exactement comme quand on rencontre une personne : on doit prendre le temps de la connaître pour découvrir qui elle est réellement. Le regardeur commence par s’intéresser à la forme et doit ensuite s’en détacher pour comprendre le fond, le sens du tableau. Mes signes me sont un langage universel et sont, chacun, porteurs d’un message qui donne une intensité aux sujets que je traite.
Quel est le message derrière votre installation Ettu Kër exposée dans le cadre du DAK’ART 2022 ?
A travers Ettu kër, je veux partager ces archives inédites de l’histoire du Sénégal et grâce à mes tableaux, montrer le parcours que les Sénégalais ont accompli et dans cette intervalle, il y a toute une histoire que l’on doit faire découvrir aux jeunes, mais aussi à la génération à venir. Je voulais aussi faire voyager le public dans l’environnement d’une cour intérieure d’une maison du 18e siècle et donner un bon souvenir aux personnes qui ont vécu ça dans le passé. Essayer de pousser les gens à prendre conscience de ce qui passe actuellement : c’est-à-dire la perte des valeurs, la séparation des familles, entre autres. Montrer par la même occasion l’esprit de partage, de solidarité et de transmission qu’avaient nos ancêtres à travers les histoires et les contes qu’ils partageaient aux enfants. Ettu kër était l’endroit idéal pour la transmission des valeurs, le règlement des problèmes de famille, mais aussi l’endroit de partage et de solidarité. Maintenant, avec l’absence de cette cour intérieure, les gens deviennent de plus en plus seuls et égoïstes et cette solitude change parfois la mentalité de certaines personnes. Les gens ne communiquent plus, ils « étalent » tout sur les réseaux sociaux.
Quid de la présence de la femme et l’enfant sur vos tableaux ?
Mon travail met en scène les valeurs du Sénégal, du peuple africain et de la communauté noire toute entière. Mes tableaux parlent justement du courage, du côté travailleur, de la dignité de mon peuple. Les femmes sénégalaises africaines sont très présentes dans mes œuvres. Je veux montrer, par exemple, dans les « scènes de marchés », à quel point elles ont un rôle central dans la vie quotidienne au Sénégal ou en Afrique de façon générale : elles se lèvent à l’aube pour vendre des produits, portent toutes seules les marchandises, s’occupent de tout pour leurs familles. Une façon à moi de leur rendre hommage. En ce qui concerne les enfants, j’ai vécu une enfance difficile et je m’adresse à la jeunesse. Pour moi, la transmission est essentielle. Les enfants sont le présent mais aussi le futur, donc nous devons les former sur tous les plans, afin qu’ils puissent être compétitifs avec le reste du monde. L’enfant est comme une plante, cette dernière prend toujours la forme qu’on lui donne.
Quelle appréciation faites-vous de la politique de l’art ici au Sénégal ?
J’apprécie beaucoup le projet de loi voté sur le statut des artistes, mais j’attends qu’il soit finalisé afin que les artistes sénégalais puissent être reconnus à 100%. J’apprécie également l’organisation de la biennale avec le soutien de l’état, mais j’aimerais qu’on insiste sur l’éducation artistique pour que l’accès à la culture soit plus facile dans les banlieues mais aussi dans les régions qui, ainsi, pourront avoir un espace dans lequel les enfants pourront s’exprimer et développer leur créativité. Qu’il y ait plus de professeurs d’art plastique dans les régions.
L’art fait-il vivre son homme ?
L’art est très difficile pour en vivre ! Toutefois, il peut bel et bien faire vivre son homme ! Tout est possible dans la vie, il suffit juste d’y croire et de se donner les moyens pour y arriver.
Politiquement fait-il bouger les choses ?
L’art est un moyen d’expression et d’échange qui peut être utilisé pour faire changer les mentalités. La mise en scène de mon exposition Ettu kër par exemple, a permis à beaucoup de personnes ou visiteurs de voyager dans le temps, les poussant à vouloir promouvoir la consommation locale (l’arachide, le mil, le maïs…). Un héritage que nos ancêtres nous ont laissé et qui, je trouve, n’est pas assez valorisé. Quand il y a eu la pandémie de Covid, ce sont les artistes qui ont créé des chansons ou encore des visuels pour sensibiliser la population, donc l’art est très important, l’art est l’un des premiers facteurs de développement d’un pays.
Avec les crises multisectorielles, quelle est la vocation de l’art ?
L’art est un moyen de partage, l’art nous permet de voyager et de communiquer avec les crises, l’art joue un rôle très important en ce qui concerne l’apaisement mais aussi le côté touristique. La biennale en est une parfaite illustration, elle a fait ramener des milliers de touristes ici au Sénégal et ça impacte positivement l’économie nationale. Donc oui, l’art peut bien jouer un rôle important avec les crises, mais tout dépend de comment on l’utilise!
Alioune Diagne est-il panafricain ?
Je me sens d’abord artiste engagé qui essaie de défendre les valeurs de son cher continent. Je dénonce l’inégalité mais aussi la surexploitation des ressources africaines. J’ai d’ailleurs réalisé une série d’œuvres suite à l’assassinat de Georges Floyd qui apparaît comme un pendant de cette collection « Mémoire sénégalaise ». Ces tableaux de femmes noires, souriantes, fières de là d’où elles viennent ont une dimension de mémoire puisqu’elles gardent traces de ces faits historiques. Cette collection met en valeur des femmes noires d’aujourd’hui, qui peuvent être mises en regard avec celles d’hier. Pour moi, il importe de représenter la communauté noire et de lui donner une visibilité : pendant des siècles les Africains ont étaient peu représentés dans les tableaux et les œuvres d’artistes noirs peu exposées dans les musées dans le monde. Et donc oui je suis panafricain !
ANNA THIAW