Ces jours-ci, le débat public au Sénégal est dominé par la question de la « dette cachée ». Le sujet suscite interrogations et incompréhensions chez de nombreux citoyens, partagées entre la technicité du langage économique et la gravité des accusations portées. L’enjeu dépasse la polémique : il touche à la gouvernance des finances publiques, à la crédibilité du pays vis-à-vis des bailleurs et à la confiance des populations envers leurs institutions. En tant qu’économiste, il me paraît nécessaire d’apporter un éclairage conceptuel et analytique, avant de discuter de ce qui peut renforcer ou fragiliser la crédibilité financière du Sénégal.
Clarification conceptuelle : qu’entend-on par « dette cachée » ?
Dans la pratique internationale, l’expression « dette cachée » fait référence à des engagements financiers de l’État qui ne sont pas déclarés ou intégrés dans les statistiques officielles de la dette publique. Il ne s’agit pas nécessairement de dettes illégales, mais de dettes « hors bilan », c’est-à-dire contractées en marge des circuits classiques de déclaration. Cela peut concerner des garanties de l’État à des entreprises publiques, dans certains cas des paiements effectués directement à l’étranger sans passer par la banque centrale, ou encore des décaissements omis volontairement dans les rapports budgétaires.
La dette publique, par essence, doit être transparente puisqu’elle engage l’État vis-à-vis de bailleurs internationaux et implique un suivi par des institutions multilatérales comme le Fonds monétaire international (FMI). Toutefois, dans certains contextes, des failles institutionnelles ou des pratiques de gestion budgétaire opaques peuvent donner lieu à une dette partiellement dissimulée dans les rapports statistiques.
Analyse de la situation sénégalaise
Dans le cas du Sénégal, deux réalités semblent coexister. D’un côté, les mécanismes classiques de suivi de la dette publique, assurés par la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et par le FMI, rendent théoriquement difficile la dissimulation totale d’un engagement financier. De l’autre, le rapport de la Cour des comptes révèle l’existence de dettes bancaires contractées en dehors du circuit budgétaire officiel, ainsi que d’engagements pris par certaines agences publiques qui ont supporté des charges relevant normalement de l’État. Ces dettes ne figurent donc pas directement dans les comptes du Trésor public, ce qui peut donner l’impression que la dette publique est moins élevée qu’en réalité. Cette situation met en lumière d’importantes zones d’ombre dans la gestion de la dette publique.
Cette situation n’est pas inédite. Plusieurs pays africains ont déjà été confrontés à des controverses similaires où des dettes garanties par l’État ou contractées par des entreprises publiques ne figuraient pas immédiatement dans les bilans officiels. L’enjeu est donc moins la soutenabilité — car le Sénégal a honoré ses remboursements — que la transparence et la qualité de l’information.
En termes d’impact, il faut distinguer deux dimensions. Premièrement, la soutenabilité économique : le Sénégal a pu continuer à servir sa dette, ce qui a limité les risques de perte de confiance immédiate des bailleurs. Deuxièmement, la crédibilité institutionnelle : la polémique actuelle alimente les doutes sur la rigueur de la comptabilité publique et sur la capacité des institutions nationales à garantir l’exactitude des données transmises à la communauté internationale.
Enjeu actuel : renforcer la crédibilité du Sénégal
La crédibilité financière d’un État repose sur trois piliers principaux : la qualité des institutions de contrôle, la transparence des données et la cohérence des politiques économiques. Sur ces trois aspects, le Sénégal se trouve aujourd’hui interpellé.
Leçons tirées d’autres pays africains
L’expérience du Mozambique illustre les dangers extrêmes d’une dette cachée. En 2016, la révélation de plus d’un milliard de dollars de prêts secrets contractés avec des garanties de l’État, à l’insu du Parlement et des bailleurs, a plongé le pays dans une crise économique majeure. Le FMI a suspendu son aide, la monnaie locale s’est effondrée et la confiance internationale a été durablement ébranlée. Le cas mozambicain démontre qu’un déficit de transparence dans la dette publique peut rapidement basculer en une crise de solvabilité et de crédibilité.
Le Ghana, quant à lui, n’a pas connu de scandale de la même ampleur, mais son expérience récente met en lumière un autre risque. En multipliant les engagements hors bilan et en sous-déclarant certains passifs des entreprises publiques, le pays a fini par se retrouver dans une situation d’endettement insoutenable, conduisant à un défaut partiel de paiement et à une restructuration de la dette en 2022–2023. Ici, le problème n’était pas tant l’illégalité des engagements que l’absence de clarté et de sincérité dans la communication budgétaire, ce qui a terni la réputation du pays auprès des marchés.
La position du Sénégal dans ce contexte
Comparé au Mozambique et au Ghana, le Sénégal n’est pas dans une situation de crise ouverte. Le pays continue de rembourser sa dette, ce qui limite les inquiétudes sur sa solvabilité. Toutefois, la simple évocation d’une « dette cachée » place Dakar dans une position fragile vis-à-vis des investisseurs et des institutions multilatérales. L’histoire récente démontre que la crédibilité financière est un capital immatériel qui se perd plus vite qu’il ne se reconstruit.
Pour éviter l’effet domino observé ailleurs, le Sénégal doit absolument clarifier sa situation, renforcer ses mécanismes de déclaration et rassurer les partenaires internationaux par une communication transparente et rigoureuse. Le risque principal n’est pas aujourd’hui la faillite financière, mais la perte de confiance qui renchérirait le coût futur de l’endettement et réduirait la marge de manœuvre du pays en matière de développement.
Conclusion
La controverse actuelle autour de la dette publique du Sénégal n’est pas seulement un débat technique, mais un test de crédibilité. L’expérience du Mozambique et du Ghana montre que les zones d’ombre dans la gestion de la dette, même lorsqu’elles ne compromettent pas immédiatement la soutenabilité, peuvent à terme fragiliser la confiance et précipiter une crise.
Pour le pouvoir actuel, la priorité doit être de transformer ce débat en opportunité : démontrer que le pays est capable d’apprendre des erreurs de ses voisins et de se hisser au rang des États africains qui font de la transparence financière un levier de crédibilité internationale. La soutenabilité de la dette n’est qu’une condition nécessaire ; la transparence et la clarté des engagements publics constituent désormais la condition suffisante pour garantir la confiance durable des bailleurs et des citoyens.
Par Dr. Ibrahima Gassama, Économiste, PhD.
Mail : igassama@gmail.com
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